Tingis

 


Le poète Ali Benziane a fait le choix de nous emmener visiter sa mythique ville de Tanger. On y retrouve bien sûr les Soccos, les ruelles, les falaises et les caps… Mais c’est surtout là l’occasion de nous offrir une traversée de l’histoire, des mythes, de l’épaisseur temporelle et imaginaire qui constituent toute la richesse de cette cité. Il n’y a là rien que de très classique, et Ali Benziane apporte sa pierre à cet édifice élevé depuis que Tanger est Tanger, depuis toujours donc… L’auteur nous invite à un substrat de poéticité qui, au-delà du lyrisme marqué, est un remarquable travail d’érudition et d’humanisme, mais aussi d’enthousiasme et d’hédonisme, teinté de cette pointe de mélancolie nécessaire à toute œuvre qui s’est donnée pour but de raconter le monde. La question du lyrisme est réellement posée par ce recueil, qui en pousse bien loin les marques : il y a certes un vocabulaire – parfois trop choisi, ce serait le seul bémol de cette critique -, un imaginaire qui en appelle plus au ciel qu’à la terre, et peut-être, surtout, une musicalité, qui, quoique préférant les grandes orgues aux orchestres de chambre, sait néanmoins bien jouer des césures et des hyperbates, jusqu’à désarçonner son lecteur et faire paraître le poème bien moins évident qu’il ne l’est : Ali Benziane pratique les ruptures pour démultiplier le sens de ses vers. Il enclenche d’incessants effets de polysémie, et c’est là, finalement, ce que l’on attend essentiellement de la poésie moderne. Il y a beaucoup de maniérisme – dans le sens Renaissant du terme – où l’on s’adresse en permanence à l’éther et où le sujet du poème décolle continuellement de ce que l’on voudra bien appeler le terre à terre : nous sommes ici plus près du Tintoret, de Pontormo ou d’Hippolyte Flandrin, que l’on aime tant, que des écrits d’Emmanuel Hocquart ou de l’esthétique de Pier Paolo Pasolini - pourtant souvent revendiquée -, que l’on admire plus que tout. Car il s’agit bien, effectivement, d’une poésie amoureuse, qui parce qu’aimante s’autorise tous les plus beaux, et délicats, et frémissants, débordements : une poésie amoureuse tant des mots que de son sujet, Tanger. « Le sel des mots lacère l’air immaculé / Avant les claquements de fouets sur le flanc des silences / Les plaies béantes sur la peau des frêles instants / Muette est noire comme les chairs d’ébène luisant / Meurtries sous maints soleils imperturbables / Le drame veille sous les alcôves des sourires blêmes // Quand sifflent les chaînes des inimitiés coupables / Sur le dos rêche du langage borgne / Monstre froid implacable / Ces bruits résonnent encore et hantent les murs blancs / De ma conscience marcescente / Dans les soubassements de l’être qui s’ignore / Dans les remugles du temps qui s‘étiole // Je me sens seul tel l’esclave éreinté sur la carène d’un négrier / Devant moi s’épuisent mes rêves sur les façades colorées qui narguent / Ma peau burinée par les coups sans trêve / devant la cité aux milles couleurs / (Ton corps tourné vers l’océan songeur) / Je cherche cette filante beauté sous un ciel sans tourments / Sous le feu aveugle des murmures incandescents / Je suis là plus que jamais seul alors que tout n’est que cendres / Et sous l’indicible lueur de ta lumière qui jamais ne se meurt m’appelle / Derrière les crépitements des dernières braises de nos erreurs / Derrière la fumée noire de nos sombres paroles // L’idylle immortelle /// Des temps originels » (Sous l’œil de Polyphème).


Tingis d’Ali Benziane (Onze)

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