Malhabile


  

Je chois dans le ciel de chaux étale sur les murs du marabout. Je m’infiltre de l’autre côté des reflets, m’évanouis dans le miroitement de la houle, disparais dans le chatoiement du monde. Je rejoins ainsi ma part de néant. Aestus doloris. Dès lors débutera l’âge de l’oubli. J’avance. Je vais par le temps. Mon temps. Plus il m’est donné, plus ma mémoire se rend à elle-même. S’abdique. Et plus je suis réduit à n’être que ce que je suis dans l’instant. Je me défais de ma temporalité et de mes profondeurs. Une mise à peau. D’un pas ensablé vers un dépouillement originel. Immanence et être-là. Je creuse les verticalités de ce puits inépuisable qui aspire tout ce que je peux d’existence et d’écriture, quand je ne parviens cependant qu’à effleurer la surface et la nudité des choses. Mon pas traîne et je me perds. Théorème. Une tête de Méduse m’observe avec le même effroi que celui éprouvé par celui qui croise son regard. Je me glisse dans un écran formé des mêmes brumes que celles qui envahissent la plage automnale et la font disparaître dans une blancheur tachée de sables et d’esprits. Le roulement des vagues feule le même cri qu’une meule tournant jusqu’à se réduire en poussière. Pruine d’âmes. Farine d’humeur. Poudre d’os. Je me dissous dans le temps comme on plonge dans les vagues d’équinoxe, d’un océan mû d’une colère sidérale. Je traverse le temps comme on se fond dans l’opale d’un jour sans soleil. Je me dissipe dans cet écran d’oubli, liliale pâleur de la lumière qui m’absorbe, dépolie par les brumes illuminées d’un jour voilé comme l’est la beauté des mariées. Il va sa houle de douleur. Ce n’est pas la nuit. Non, ici resplendit encore le jour. Je marche dans la lumière de l’oubli. Dans la clémence de l’éclat bleu d’un ciel franc de jour ensoleillé. Je marche dans la douceur de l’oubli. Je me défais. Déliquescence. Je me liquéfie, m’écoule et me laisse absorber dans l’ivoire létal de l’air. La mémoire était séparation. Mon évanouissement donne alors sens à ce qui a disparu. Et de ce pas malhabile entravé par la paresse des sables, sur la douce plage tourmentée par les vagues atlantiques, je gagne l’anéantissement qui travaille l’œuvre de Khalil El Ghrib. Il me trouvera sur le bord de son chemin. Débris ou rebut. Il me ramassera pour me déposer dans une besace usée ; il me ramènera dans la petite maison de la médina où vivait sa famille et où maintenant il façonne son art ; il m’oubliera et, un jour, me retrouvant par mégarde sous un ramas de déchets, il m’enchâssera dans l’une de ses œuvres, imaginées pour se décomposer. Puis retourne à la poussière. Cette histoire se donne à lire dans les versos. Un oratorio en boustrophédon qui aurait pu être composé par l’endiablé Maurits Cornelis Escher. Chant de ruines. Serti de néant. Par ma fin, le paradis regagne son inconscience et redevient paradis. Un vaisseau d’oubli. C’est ainsi que se jouerait une révélation et que Mghaït le Saint deviendrait peut-être mon sauveur. Déjà sa baie avait été un esquif de ma jeunesse. Nila.

 Extrait de mon livre Mghaït le Saint (Slaïki, 2020). Disponible aux librairies des Colonnes et les Insolites, et à la galerie Conil à Tanger. Aquarelle originale d'Amina Rezki.

Commentaires

Articles les plus consultés