Le marabout et l'atelier



Je suis allé la chercher loin, bien loin, là où les hommes auparavant n’allaient presque pas, car  tout cela était vraiment bien trop loin, loin de tout. Le froissement des vagues. C’est, aussi, forcément, loin de tout qu’ont lieu les vraies aventures. Je me souviens d’un vieux taxi Mercedes, à la carrosserie tâchée de rouille, anhélant et cahotant, dont le chauffeur nous conduisait en tempêtant à cause du si mauvais état des chemins. Il me semble aussi m’y être rendu sur une charrette pleine de jeunes gens en goguette, excités par la perspective d’une journée de bains marins, et de quelques paysans muets et souriants, joyeux attelage haut en couleurs, tiré par une mule harassée par tant de sentes à arpenter, à travers les collines brûlées et la chaleur bouleversante de l’été. On m’assure que cet équipage devait en fait me transporter vers la plage des Cuevas de las Palomas, le fameux paradis que l’on dit aussi somptueux que l’anse de Sidi Mghaït - mais moins perdu au milieu de nulle part, contre la bourgade d’Assilah et donc plus proche des activités des hommes et de leurs vaines préoccupations. Je ne sais plus. Un crissement de chaleur. C’est un bout du monde acculé au pied d’une colline de garrigues. Une colline de garrigues et de mystères, car il s’est déroulé un faste de secrets, que tout homme ne saurait entendre, sur ces rivages-là. Ne serait-ce que ceux qui ont entouré le djihad de Mghaït le Saint, que ses contemporains ont inhumé sur un flanc d’océan. Il fallait alors bouter l’arrogance chrétienne et coloniale hors des frontières de la maison d’islam. Une nouvelle croisade s’opérait ainsi hors de la Terre Sainte. Mais peut-être en sainte terre. Je divague. Une colline couverte de sécheresse et de broussailles et de ronces parmi lesquelles paissent et s’ennuient quelques chèvres fiérotes et insolentes, et jouent des enfants heureux et sauvages. La colline décapée par l’été et ses cieux ensoleillés se penche sur le bleu de l’océan, ici assagi par les lois des Hespérides. C’est bien, là encore, l’un des secrets entretenus par ceux qui se tiennent dans les girons de Mghaït le Saint, hommes et esprits, flore, faune et minéraux, que de percevoir que le sacré des lieux a pu, quelque peu, dompter les mers. Il y a donc, au bout de cet interminable chemin de poussière et de caillasse, un paysage indicible, car, au fond, comme tous nous le savons, ces choses-là ne se racontent pas, moins encore ne se décrivent ; elles se respirent et se ressentent, quelque dimension de la chair doit entrer dans leur compréhension - entre le frisson grenant une peau à peine embrassée ou celui courant sur une nuque courbée dans l’amour, et le nœud au creux du ventre, d’émotion et peut-être de peur aussi, de cette crainte que l’on doit éprouver en pressentant que l’on va découvrir, dévoiler, entrevoir la face de Dieu ; sacrilège que l’on sait irréalisable, mais mirage que l’on doit pouvoir percevoir parfois, comme ça, inopinément, dans les reflets provoqués par un rayon de soleil rebondissant sur l’horizon, dans le sifflement d’une brise, un éclat de lumière sur un grain de sable, une odeur de thym dévalée de la colline, dans le sourire lumineux d’un passant ou dans la puissance d’une houle qui pourrait nous emporter bien loin des rives ; ces choses-là ne se racontent pas, car elles appartiennent au secret que chacun de nous veut garder en lui, et c’est pourtant bien ces terres de l’indicible que je m’en vais arpenter pour tenter d’en transcrire le miracle. Un flux délié. Ensemencer le silence. Je me rêve de ces promeneurs essaimeurs. À en perdre tout lien. Je vais de mon pas lent et fatigué par ces grèves qui convergent vers le marabout de Mghaït le Saint. Toutes les routes, tous les chemins, toutes les pensées et toutes les fois, aussi bien que les incroyances, conduisent au vieux mausolée solitaire, balayé des brises soufflées par l’océan et enveloppé des lumières qui débordent des cieux : celles des zéniths irascibles, gifles cristallines et cisaillées de transparences, ou bien les opalescences gonflées de brume, aussi bien que les lumières des couchants lyriques et leurs rougeoiements carnés, du jour se noyant derrière l’horizon. Toutes les routes arrivent à ce marabout serti dans la lumière des débuts du monde, dans la lumière qui sera aussi sans doute celle de ses fins. Une lumière de l’être. Luciphore et gemme. Un peu de diablerie entrera elle aussi, bien rapidement, dans cette flânerie qui s’en divague en quête de sacré, et forcément de son pendant profane, puisque le monde ne peut aller que par ses contraires. Je m’achemine alors vers un marabout peint d’un bleu céruléen, plus céleste que le ciel lui-même, et du même jade que celui de la dématérialisation de la représentation, de sa dissolution, de sa désubstantialisation telles que perçues et redonnées par Matisse dans son Café maure, celui-là même peint si près de là, à Tanger, en un autre siècle, et qui allait faire entrer l’art pictural au cœur de la modernité : ainsi, m’en allant à travers une campagne d’Afrique et d’océan chercher de quoi raconter ce que m’est le sacré, je me trouve déjà, si tôt, perdu dans l’atelier de l’un des prélats de l’art moderne de l’Occident. Et nous y reviendrons bien vite. Au fil. Je m’en irai donc découper des feuilles d’acanthes et de philodendrons, de taros et de nymphéas, dans des papiers aux couleurs vives et franches, que je fixerai sur ma page blanche afin de débuter ce récit que je veux, tout de suite et irréversiblement, aussi déroutant et questionnant qu’était pour moi la proximité du marabout azur et jade, quand j’allais baigner ma jeunesse dans la colère des vagues de son littoral. On ne peut échapper aux voies tracées par notre destin. Carde des filaments du temps. 


Extrait de mon livre Mghaït le Saint (Slaïki, 2020). Disponible aux librairies des Colonnes et les Insolites, et à la galerie Conil à Tanger.

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