Jérusalem terrestre

 

d’Emmanuel Ruben (Barnum) : sans doute a-t-il fallu un brin d’inconscience à Emmanuel Ruben pour se lancer dans une telle histoire. Son ascendance juive aidera à ce qu’il ne soit pas qualifié d’antisémitisme, et c’est déjà beaucoup dans des temps aussi inquisiteurs et sombres que les nôtres. Il n’empêche, Juif, à moitié juif ou complètement goy, il fallait une sacrée dose de courage à ce jeune écrivain pour, en une résidence de deux mois en Terre sainte offerte par l’Institut français de Jérusalem, faire un tour du propriétaire et établir le bilan de la situation. Rien ne lui échappe : le regard du géographe aidant, pour le moins acéré, aigu, il arpente et note tout ce qui lui semble pouvoir dresser le portrait de cette terre promise à tant de convoitises. Il lui aura fallu une intégrité de Juste pour se permettre d’écrire ce qu’il a osé constater ! En quelques lectures de cartes, pleines d’esprit, en longeant le mur et ses mythes aussi bien que ses abominations, en retrouvant sa famille ancrée dans la propagande netanyahaine, en empruntant aux côtés de Khaled Jarrar des tunnels qui passent outre les barrières auxquelles il donne leur vrai sens de séparation, en suivant l’ami K. dans son imaginaire de clochard céleste aussi brillant que dérangeant, en allant s’encager dans une Kalkilya décrite d’une façon aussi surréaliste qu’est la ville emmurée vivante… en redevenant un homme du Livre par le Mot et en s’émancipant de la propagande d’une guerre politique que l’on voudrait faire passer pour religieuse, notre géographe devient un arpenteur de la réalité, des vérités plutôt, d’une région où faussaires et falsificateurs ont entièrement pris le pouvoir. Quel splendide portrait de la Terre sainte ainsi esquissé ! Quelle justesse ! Quelle pertinence ! Quelle exigence ! Merci à Emmanuel Ruben d’avoir redonné un sens, une morale, à ces récits que nos médias tronquent ou déforment en fonction des besoins du moment et de leurs commanditaires. L’auteur redonne ses lettres de noblesse à la fonction d’intellectuel, et parce que son écriture est belle, directe, d’une franchise qui n’existe plus que rarement, parce que son écriture est aussi un acte de résistance autant que d’émancipation, il rejoint incontestablement le groupe de ces grands écrivains qui, outre leur talent, ont eu à cœur de rétablir la justice dans leur société, de Zola à Hugo, de Camus à Riboulet aujourd’hui. Son errance en Terre sainte est une façon de récolter les indices qui jalonnent la narration de ce qu’est une guerre basse tension ou un ethnocide, où d’autres voudraient nous faire avaler une pax judaïca. Emmanuel Ruben a ainsi écrit le livre que tout passionné de cette région, comme de Vérité et de Justice, aurait aimé écrire. Nous sommes nombreux à avoir vécu ce qu’il a vécu, nous sommes nombreux à avoir constaté l’horreur qu’il a constaté, nous sommes nombreux à avoir voulu la dénoncer et à n’avoir pas su le faire : il est bien difficile de parvenir à un résultat tel que ce texte, qu’il nous livre de plume de maître. « Les habitants de Jérusalem, de Haïfa, de Tel Aviv ou de Nazareth vivent dans des temps distincts, des espaces quasi-clos, qui se ressemblent à peine. De même Bethléem, Ramallah, Naplouse, Kalkilya, Hébron sont comme des îles – certains diraient des bantoustans, renvoyant encore une fois, à l’archétype sud-africain – qui ne communiquent plus entre elles. Partout en Israël ou en Cisjordanie, on assiste à un étirement des distances psychologiques – et parfois physiques -, à une distorsion de l’espace vécu ; alors qu’en Europe nous sommes habitués à l’uniformisation progressive du continent, c’est tout le contraire qui se passe dans cette région grande comme quatre départements français : une longue diversification, un morcellement infini, une balkanisation intérieure et délirante qui fait de chaque voisin un étranger, voire un ennemi potentiel ; la marge est partout et le centre n’est plus nulle part. Les frontières – qui sont toutes parties de Jérusalem, comme les sources du psaume 87 – ont gagné tous les recoins de la Terre sainte, et pas seulement là où passe le mur. C’est cela le plus grand échec d’Israël. Voici le pire des paradoxes : la création d’un État qui prétend représenter les juifs du monde entier a permis l’invention du peuple palestinien mais a empêché l’invention du peuple israélien. En opprimant un autre peuple, en le divisant pour mieux régner, l’Israélien s’est empêché lui-même de former un peuple uni. » 

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